HF6 ou la chute du totem

HF6 ou la chute du totem "HF6 ou la chute du totem", photo de Nicolas BOMAL
« HF6 ou la chute du totem »

Texte écrit suite à la destruction du Haut-Fourneau, le H6, à Seraing, le 16.12.2016

Ils sont des centaines, peut-être plus, postés par petits groupes un peu partout dans la ville, entourant dans un immense cercle qui les unit, HF6, le grand totem métallique.

Cela discute à voix basse, comme dans un enterrement. A la manière d’anciens combattants, des ouvriers ont revêtu leur vieux bleu de travail élimé et coiffé leur casque pour rappeler qu’ils faisaient partie des initiés, qu’ils l’avaient côtoyé de très près, qu’ils lui avaient donné une partie de leur vie, de leur sueur, de leur fatigue, qu’ils avaient vécu les horaires abrutissants des feux continus avec cette douleur particulière de quitter avant l’aurore, par tous les temps, la douce chaleur du lit douillet mais aussi la traversée de ces nuits qui n’en finissaient pas. La fatigue, le bruit, les odeurs âcres, les poussières toxiques, les rudes coups de gueule de collègues abrutis par cet univers hostile , les accidents et la mort, sournoise, toujours en embuscade dans les gestes mille fois répétés des ouvriers.

Ils sont venus en famille pour se souvenir de ces générations qui ont vécu au HF6, grâce à HF6 et au travers de HF6. A l’époque où il offrait encore des tonnes d’acier et que sonnait l’heure de la retraite, on ne se posait pas de question, on prenait la place du père et ainsi de père en fils on plaçait sa vie dans le sillon des coulées couleur d’or.

 

Ils sont là, les poings serrés dans les poches. Ils sont tristes mais rien ne transparaît, dans ce monde-là on ne pleure pas. Toutes les tribus sont représentées : les anciens, les commerçants, les élus et acteurs locaux, les syndicalistes, les quidams, ses enfants chéris – les Sérésiens – , les Liégeois, les sous-traitants, la Presse, les curieux, toutes celles et tous ceux qui d’une manière ou d’une autre ont ressenti le souffle vital du HF6 et puis, convoqué pour ce dernier rassemblement, l’esprit des travailleurs disparus. Depuis plus de 50 ans, du haut de ces 80 mètres, ce géant qui dominait la vallée de la Meuse industrielle, qui habitait l’inconscient de milliers d’individus, qui avait gravé son empreinte dans le paysage, qu’on ne pouvait pas ne pas voir,… voilà que dans quelques secondes il cessera d’exister, s’effacera de l’horizon, ne sera plus qu’un souvenir.

On reste immobile, tous les regards braqués sur cette sculpture industrielle, leur totem. On retient son souffle. Une brève détonation qui se répercute dans toute la vallée, comme un coup de poing dans l’estomac de chaque spectateur, puis il vacille, d’abord très lentement puis très vite, emporté par ses tonnes de ferraille, il s’écroule, se couche bruyamment dans un nuage de poussières brunes et noires et on croit percevoir comme un dernier souffle.

Les gens ne bougent pas tout de suite, ils regardent une dernière fois en direction du totem. Il n’y a plus rien, l’horizon est libre, il ne reste plus que le nuage de poussières qu’un vent complice se dépêche de disperser dans la belle lumière d’un soleil bas de décembre.

Alors, quand ils comprennent que c’est vraiment terminé, les groupes se disloquent, on s’éparpille, chacun retourne à son quotidien, conscient d’avoir vécu un petit moment d’histoire dans la grande histoire.

Sur la place de l’Avenir quelques-uns s’attardent, discutent, font de grands gestes pour expliquer. On se prend à rêver à la création de nouveaux projets industriels locaux, à des lendemains prospères, à la reconquête des emplois et des liens sociaux, ces maillons de la vie.

La résilience est déjà en marche.

Yves Alié – 12.2016

Photo de Nicolas Bomal – 1000 mercis à lui.
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