Les forçats de la livraison

Chronique parue dans le numéro 155 du magazine
Imagine Demain le monde

C’était une fin d’après-midi de décembre. La nuit avait déjà englouti la ville.
Dans ma petite bagnole, coincé dans une file interminable, nous formions une longue chenille métallique qui progressait lentement dans une rue très pentue.
Les essuie-glaces peinaient à évacuer les litres d’eau qu’envoyait une pluie froide et drue.
Bien à l’abri, le chauffage poussé à fond, je prenais mon mal en patience en me laissant bercer par la musique que diffusait la radio.

Mon regard se porta alors sur une petite lumière qui venait lentement vers moi, à contre sens, celui de la montée. Derrière cette lumière une forme sombre, épaisse, qui se rapprochait péniblement, passant très brièvement à ma hauteur, poursuivant son ascension avant de disparaître dans la nuit.

Avec son énorme sac carré sur le dos, je reconnus un livreur à vélo.

Pour un maigre salaire, des conditions de travail précaires, dans la flotte glacée de décembre, au milieu de la circulation, s’arc-boutant sur un simple vélo, au prix d’un effort physique intense au milieu des gaz d’échappement, un homme s’efforçait d’atteindre le plus rapidement possible les clients qui avaient commandé la livraison de leur repas.

Pour avoir d’autres courses, il faut être bien côté, ne pas traîner.
Peu importe les conditions météo, la circulation, le relief du trajet, l’état physique.

Alors, avance, pédale !

Ces « pédaleurs fous » sont partout dans nos grandes villes, on les voit slalomer, se frayer un passage à travers tous les obstacles.
Ils font partie du décor, on ne s’en étonne plus, c’est devenu la norme.

Statut de faux indépendant, contrat de travail intérim précaires, paiement uniquement à la prestation, pas de sécurité sociale, pas de congés payés, pas de concertation sociale, assurances minables, pour de nombreux travailleurs pas d’autre choix que d’utiliser son propre moyen de locomotion (vélo, mobylette,…), organisation du travail et des courses gérée par des algorithmes pouvant entraîner arbitrairement des exclusions ou des comptes bloqués, sans permettre aux travailleurs de se défendre, utilisation obligatoire de son smartphone personnel, des horaires longs et irréguliers, des centaines de kilomètres à avaler par tous les temps, sans passer sous silence le nombre important de travailleurs sans papier.

En Belgique, le marché est dominé par Deliveroo, Takeaway.com et UberEtas qui dans une concurrence féroce utilisent les muscles de 3 500 forçats du vélo.

Ce que l’on nomme « l’économie des plateformes », au nom d’une prétendue liberté de travail et d’horaires, n’est en fait qu’une nouvelle forme d’esclavage où, sous l’image cool que l’on nous vend de sympathiques cyclistes qui ne polluent pas, c’est en fait le retour du XIXe siècle où le corps et la force physique redeviennent le principal outil au service d’un capitalisme violent et cynique.

Ce qui est interpellant, c’est la complicité des utilisateurs qui ne voient pas, ou ne veulent pas voir, la réalité et le quotidien de ces forçats.

On me rétorquera que ce job permet à quelques milliers de personnes (des jeunes hommes majoritairement) d’avoir un revenu, de boucler les fins de mois.
C’est toujours le même mantra, au nom de l’emploi, tout semble permis.
La conscience, la critique et la pensée alors s’effacent, laissant le champ libre à toutes les dérives, des dérives qui deviennent la norme, qui se banalisent.

Les mots d’Hannah Arendt résonnent : “C’est dans le vide de la pensée que s’inscrit le mal.”

Février, un autre soir.
Derrière les vitrines d’un fast-food, un groupe d’hommes consultent leur smartphone, avalent à la hâte de grosses bouchées d’une bouffe sans âme.
A l’extérieur, devant ces mêmes vitrines, des vélos et une mobylette attendent leur cavalier.

Un fin crachin fait reluire les bécanes, les pavés, la ville.
Dans quelques instants ils pédaleront à toute vitesse pour livrer le plus rapidement possible un repas à des clients installés bien au chaud qui déjà regardent leur montre pour savoir quand le livreur va arriver.

Texte Yves Alié
Photo Depositphotos

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