Naufrage à la banque

Chronique parue dans le numéro 153 du magazine Imagine Demain le monde

Quand notre vie se déroule sans trop d’encombres, dans une forme de normalité, nous évoluons absorbé par notre quotidien nourri d’habitudes et de petits conditionnements, un peu comme sur des rails.
Nous accomplissons de nombreuses actions en pilotage automatique, nous croisons sans nous voir, de nombreuses personnes qui, elles aussi, vaquent à leur quotidien. Anonymes qui croisent d’autres anonymes. C’est ainsi, c’est la vie.

Parfois il arrive d’être brutalement plongé dans le théâtre de la vie d’un(e) anonyme,  une confrontation avec une autre réalité que la nôtre.

En cette fin d’après-midi je m’étais rendu à la banque pour retirer du cash au distributeur automatique, une formalité, une de plus.
Comme dans beaucoup d’agences, celle-ci est divisée en trois parties qui se succèdent : les distributeurs de billets, un guichet d’accueil, puis, invisibles, des bureaux.
Ce jour-là, seule la partie avec les distributeurs était accessible, tout le reste était fermé, plongé dans le noir.
Nous étions quatre personnes, deux occupées aux deux distributeurs disponibles, moi attendant mon tour, puis il y avait cette femme, nerveuse, face à un parlophone qu’elle venait d’actionner.

– Une employée qui répond (il y avait donc bien quelqu’un dans l’agence) : oui ?
– La femme : Madame, je peux vous voir 5 minutes ?
– L’employée : vous avez rendez-vous ?
– La femme : non, mais…
– L’employée : Madame, je suis en rendez-vous.
– La femme parlant plus fort :  je voudrais « descendre plus bas » sur mon compte,… je dois payer mon loyer !
– L’employée : vous voulez augmenter votre découvert ?
– La femme aux abois, qui ne fait plus attention à nous : oui, je dois payer mon loyer !
– L’employée : je suis en rendez-vous Madame.
– La femme : comment je peux faire, je dois payer mon loyer ?
– L’employée : vous allez sur internet et là, vous faites la demande.
– La femme, abattue, déjà vaincue : internet ?
– L’employée : oui, vous allez sur….  Et la voix métallique de l’employée qui détaille la procédure à cette femme en plein naufrage, qui n’entend plus, qui n’attend pas la fin de l’explication pour se sauver.

C’est à présent mon tour, la machine, docile, crache mes billets, la tragédie est terminée, cette femme est retournée dans l’anonymat, je pourrais faire comme si je n’avais rien vu, c’est impossible.

Il est loin le temps du personnel accueillant aux nombreux guichets.
Nouvelles technologies, numérisation, dématérialisation, applications, distributeurs automatiques, … les machines ont remplacé l’humain, c’est la marche du progrès.

– « entre 2000 et 2017, on est passé de 82.600 personnes employées dans le secteur financier à 61.100 : cela représente 21.500 pertes d’emploi en 17 ans. » 1
– « Les grandes banques ont profité de la crise sanitaire pour ne pas rouvrir toutes leurs agences.

En un an, la Belgique a perdu 460 agences bancaires, plus de 2 000 appareils de self-banking et plus de 730 distributeurs de billets, … le nombre d’agences bancaires en Belgique a chuté de 68 % en 20 ans, passant de 12 000 en 2000 à 4 232 fin 2020. Rien qu’entre 2019 et 2020, 460 d’entre elles ont fermé. » 2

– « Malgré la pandémie et des taux d’intérêt toujours au plancher, les résultats annuels que viennent de publier KBC, BNP Paribas Fortis, Belfius et ING Belgique atteignent en effet des sommets. Au terme de l’exercice 2021, les quatre ténors ont réalisé ensemble un bénéfice avant impôt de 9,4 milliards d’euros, contre 6,1 milliards un an auparavant, soit une spectaculaire progression de 53 % sur 12 mois. »3

Je sors de l’agence.
J’aperçois la femme, immobile sur la place au milieu des voitures stationnées.
Elle coule, elle se noie, je le sais.

« Vous avez rendez-vous ? »

Texte et photo Yves Alié – 13.10.22

Sources :  1. RTBF – 2. Financité – 3. Trends / Le Vif

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