La tête sous l’eau

Chronique parue dans le numéro 152 du magazine Imagine Demain le monde

Eté 2022.

Soleil de feu, températures affolantes et nouveaux records battus.
Depuis combien de temps n’avons-nous pas vu tomber l’eau du ciel ?
En juillet notre royaume n’aura récolté que 5,2 mm de pluie.
La végétation est en souffrance extrême, tout est brûlé, jauni, le sol craquelé, fissuré.

Les agriculteurs, les maraîchers, les éleveurs, ceux qui nous nous nourrissent, ne peuvent que constater les terribles dégâts.
On les voit errer sur leurs terres, bras ballants, tournant lentement sur eux-mêmes et partout où leurs yeux se posent ce n’est que désolation.

Inexorablement les cours d’eau s’assèchent, on ne voit plus que des cailloux et du sable.
La navigation est difficile, voire impossible.
On ne reconnaît plus rien, la vie fout le camp.
Dans les villes on suffoque.
Chez nos voisins, des milliers d’hectares de forêt sont dévorés par des incendies incontrôlables.
C’est toute l’Europe qui crâme, et comme dans un lent encerclement, ces épisodes de sécheresse se répètent.
Pas d’eau, pas de vie !

Et pourtant…
Ce matin-là, j’étais parti me balader dans les campagnes arides.
Alors que je marchais dans un village encore assoupi, je fus attiré par le bruit d’un gros moteur et des chocs métalliques provenant de l’arrière d’une récente construction 4 façades, pareilles à toutes celles qui grignotent les campagnes.
A l’arrière de la propriété, une énorme grue-pelleteuse creusait le sol, enlevant à chaque coup de pelle d’énormes quantités de terre qu’elle déposait ensuite sur le côté.
Dans sa cabine ouverte, l’opérateur était concentré, s’appliquant à creuser et creuser encore dans un grand bruit infernal qui envahissait tout l’espace.
Pas de doute, ce cratère en formation était l’emplacement d’une future piscine, une de plus.
Avec les effets délétères du réchauffement climatique (et en partie à cause du COVID19), en Belgique, plus de 5000 nouvelles piscines ont été construites en 2021 pour un budget moyen variant entre 65 000 et 80 000 euros.
Pour fuir le réchauffement, à la manière de l’autruche qui enfonce sa tête dans le sable, les nantis se plongent désormais la tête dans l’eau, postant des selfies ostentatoires de leur bonheur chloré, nouveau symbole consumériste.
Construire une piscine c’est aussi appartenir à une classe sociale.
Il y a ceux qui peuvent et ceux qui ne peuvent pas : avoir c’est être.
Peu importe que le monde brûle.
Peu importe le béton injecté dans le sol.
Peu importe les m3 d’eau alors que les cultures se meurent.
Peu importe qu’aujourd’hui une personne sur quatre n’a toujours pas accès à l’eau potable.
Peu importe la morale et la décence.
Peu importe, pourvu que l’on puisse jouir sans entrave.

Pour les derniers hésitants, pour les consciences plus délicates, certains publicitaires, comme de vieilles prostituées en fin de parcours, trouveront les mots pour vous faire basculer : « Nous pouvons ajouter que de nombreux clients nous indiquent que la piscine est aussi un remède au « mal du siècle » : on découvre l’usage que la piscine a la vertu de tenir enfants et ados éloignés pendant des heures de leur téléphone portable ! ».

J’observe une dernière fois le grutier qui continue de creuser le sol.
Comme les 1 300 équivalents temps plein affectés à ce secteur, il fait son job.
Je ne saurai jamais si, lui, pourra s’offrir une piscine pour résister encore un peu à la catastrophe qui s’installe, qui nous consume déjà lentement, comme un mauvais feu de tourbe.

Yves Alié
13.08.22
Photo « Depositphotos »

 

 

 

 

 

 

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