Le monde « ABLE »
Cela faisait plusieurs semaines que la radio diffusait le nouveau mantra de LIDL.
D’une voix enjouée un homme débitait un message codé : « ces bananes ne sont pas durables, elles sont justes ables parce qu’à ce prix-là ce n’est pas dur de manger durable, c’est juste able ».
Le chocolat, les tomates, le poisson, eux aussi « ne sont pas durables, juste ables ».
Comme d’autres enseignes de la grande distribution, c’est maintenant au tour de LIDL de faire sa conversion pour un monde meilleur.
Mais voilà qu’en pleine évangélisation, comme le signe d’un mauvais augure, le personnel mécontent de ses conditions de travail vient jeter quelques grains de sable dans la belle mécanique.
Est-ce que « ABLE » rimerait avec misérABLE ?
Il est vrai que ce n’est pas la première fois que chez LIDL on se plaint des conditions de travail, que des polémiques sont évoquées.
Et pourtant, dans un communiqué de Retail Detail du 26.04.2017, dans sa quête de devenir, comme l’indique le titre de l’article, « Champion du développement durable », un haut responsable aurait affirmé : « Je suis convaincu que la clé de notre succès réside dans la satisfaction de nos employés. Le travail doit être un plaisir ! »
« Le travail doit être un plaisir », comme ce serait formidABLE !
Ah, qu’il est ardu le chemin qui mène au graal, au développement durable.
Ne soyons pas manichéens, ne flinguons pas LIDL au canon scié, ne tirons pas sur la grande distribution, parce que la grande distribution, c’est nous, et nous savons que c’est dans son ADN de vouloir tout récupérer, de ne rien laisser filer, de tout absorber.
C’est nous qui, dans une écrasante majorité, nous nous rendons chaque semaine dans un de ses nombreux temples de la consommation de masse, du « 3 + 1 gratuit », du « tout sur place », du parking facile et quand le lieu s’y prête, pour certains, le petit café ou la bière spéciale, ce doux réconfort bien mérité après les courses, entourés de caddies bondés, comme des guerriers au retour d’une chasse éprouvante.
C’est nous, le peuple des pousse-caddies, qui leur avons donné les pleins pouvoirs, qui sommes devenus totalement dépendants d’eux pour nous nous nourrir et remplir nos placards de ces milliers d’objets du quotidien.
C’est nous qui leur avons donné la clé de notre autonomie.
C’est nous qui nous nous battons pour du papier cul, pour de l’eau en bouteille plastique.
A quel prix ?, parce que d’une manière ou d’une autre, le bon marché, la ristourne, ça se paie.
La marge doit forcément être gagnée quelque part, grattée jusqu’à l’os.
Inutile de chercher bien loin, il y a les fabricants et les producteurs que l’on étrangle, puis il y a « la masse salariale », le personnel, que l’on presse, que l’on flexibilise un maximum , celles et ceux qui dans la langue propre et nette des RH ont pour nom les « collaborateurs ».
Le personnel, lui, il ne fera plus long feu, ce n’est qu’une question de temps.
Le grand remplacement, celui par les caisses automatiques, est en marche.
Et comme cela ne suffira pas, ce sera bientôt au tour du réapprovisionnement des rayons et puis de toutes les autres tâches que l’on pourra remplacer par l’intelligence artificielle.
Cela existe déjà.
La destruction de l’emploi, avec notre complicité, notre participation active.
Après avoir photographié les panneaux publicitaires « ABLE », je reste quelques instants immobile au milieu du grand parking désert.
Dans une fissure du béton quelques herbes se sont frayé un maigre passage.
Ce qui reste ici de la nature fait de la résistance.
Dans un bruit métallique, le vent fait rouler sur le tarmac une cannette vide.
Il y a toujours des cannettes vides abandonnées, partout, même dans les endroits les plus improbables.
La cannette vide, elle pourrait être le triste symbole de l’anthropocène, de l’anti « ABLE ».
Tous les caddies métalliques sont rangés devant le magasin, emboîtés l’un dans l’autre formant une barricade, comme un mur d’enceinte.
Dans ce désert gris urbain j’aperçois un groupe de trois personnes qui se dirige lentement vers le magasin, le regard porté vers le sol.
Chacun tire un sac à roulettes aux motifs déprimants, d’un autre temps.
Arrivés à quelques mètres du bâtiment désert les trois personnages s’arrêtent, interloqués, désemparés, leur bras tendu vers l’arrière de leur corps, tenant fermement la poignée du petit engin toujours incliné à 45°.
Cela dure quelques secondes, comme un arrêt sur image.
Ils échangent quelques mots dans une langue que ne je parle pas.
Visiblement ils ignorent l’existence du conflit social.
Je leur lance : « c’est fermé, … grève ».
Un des trois personnages traduit mes propos aux deux autres, me remercie, puis le trio, dans un mouvement presque mécanique, fait demi-tour et s’en retourne lentement, résigné, le regard porté vers le sol.
Je les regarde s’éloigner, pas convaincu que pour eux et des milliers de semblables, le développement durable, le monde en « ABLE », soit leur priorité.
Texte et photo Yves Alié
Octobre et novembre 2021