Chronique parue dans le numéro 156 du magazine
Imagine Demain le monde
Indifférent à tous ces anonymes affairés qui passaient devant lui, l’homme attablé en terrasse buvait lentement son café, le regard perdu dans ses pensées.
Il suffit parfois de pas grand-chose, d’un événement qui ne nous concerne pas directement, qui ne change pas fondamentalement le cours de notre vie mais qui symboliquement nous bouscule, jusqu’à nous fissurer de l’intérieur, comme un point de bascule.
C’est le projet de franchise de la Direction de Delhaize qui le faisait tanguer.
Les actionnaires qui n’en ont jamais assez, le personnel méprisé, des pions, des numéros, le cynisme et la brutalité du capitalisme, encore et toujours.
C’est parce que c’est aussi lié à ses souvenirs d’enfance avec le Delhaize de Seraing « aux biens communaux », une institution, un point de repère, presqu’un phare du quartier depuis plus de 50 ans.
Il repensait à sa mère et son « cher Delhaize » comme elle disait, où elle passait plus de temps à causer avec de vieilles connaissances et avec le personnel que de faire ses courses. C’était son Agora à elle.
Rien ne résiste au capitalisme, c’est une tuerie en permanence, des petits meurtres, tout le temps.
L’humanité, la nature, l’environnement, la beauté, l’amour, tout y passe, faut nourrir le monstre, c’est Moloch.
Seul à la terrasse, il sent le désespoir l’envahir.
Delhaize ce n’est qu’un symptôme de plus, une nouvelle pièce à verser au monde qui s’écroule.
Il voudrait ne plus rien voir, ne plus rien entendre, ne plus réfléchir, ne plus penser.
Se mentir, faire comme s’il ne se passait rien, que tout va bien, fuir la réalité et bêler avec les moutons qu’il « faut en profiter ».
Mais cela lui est impossible, ce n’est pas dans sa nature, c’est un malheur d’être lucide lui avait dit un ami.
Est-ce que parce que doucement, mais sûrement, il atteignait un âge où l’on commence à faire un bilan, à regarder dans le rétroviseur ?
Est-ce que cela faisait trop d’années qu’il imaginait qu’on pouvait changer le monde, changer de cap ?
Trop d’années à y croire, à avoir la foi.
Mais, à la lumière de la raison, ne devait-il pas voir ce qui est ?
Il se souvenait des paroles du poète Pierre Reverdy, comme une sentence :
« On peut plus dormir tranquille quand on a une fois ouvert les yeux ».
Dans le camp d’en face il n’y a pas de conscience, aucun état d’âme.
C’est la force brutale, délétère, au service du désir de puissance, de l’éternelle jouissance, ici, maintenant, tout de suite, sans compromis, le règne de l’individualisme, la mort du bien commun.
Le combat est-il inégal, perdu d’avance ?
Tous les problèmes du monde se bousculaient dans sa tête mais il ne pouvait rien y faire, tout cela le dépassait.
Que pouvait-il faire ?
Quel camp choisir ?
Baisser les bras ou poursuivre le combat, comme dans un baroud d’honneur où l’on sait que c’est foutu mais qu’une sorte de code personnel un peu fou nous dicte de ne pas lâcher ?
Oui, c’est ça, faire le baroud d’honneur.
Pouvoir encore se tenir debout face à son miroir.
Donner encore quelques gouttes de sens à sa vie.
On sait que c’est vain, mais on continue, comme un jeu intérieur, un défi trompe la mort.
Tout petit que l’on est, parfaitement conscient de notre insignifiante présence mais comme la minuscule luciole, on perce la nuit.
Juste être une luciole.
Yves Alié
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