8 décembre 1980, John Lennon, « the dream is over »

8 décembre 1980
John Lennon, « the dream is over ».

C’était en décembre, le 9 au petit matin, j’avais 17 ans.

Comme chaque matin je m’étais levé tôt et comme chaque matin j’étais le premier debout, prenant mille précautions pour ne pas éveiller mes parents et ma sœur qui dormaient encore.
Pour me rendre à l’école à Liège je devais prendre le bus de bonne heure et comme de surcroît je tenais à faire le voyage avec mon meilleur ami, je m’imposais une demi-heure de marche pour le rejoindre à l’arrêt de bus, dans le quartier de la Bergerie, qui était à la fois le terminus et le point de départ de notre « 27 ».
Nous montions alors dans un véhicule totalement vide, nous ruant sur la banquette du fond où nous rejoignaient au fil du chemin d’autres copains avec qui nous mettions une belle ambiance, faisant parfois rire des gens qui se rendaient à leur boulot, les yeux encore gonflés de sommeil et pour qui la période de l’insouciance que nous vivions encore un peu était pour eux rangée définitivement au rayon des souvenirs.
Dans cette sombre saison, j’arrivais à l’école avant le lever du jour et je rentrais à la nuit tombante.

Comme d’habitude je prenais mon petit-déjeuner en solitaire dans la cuisine.
Plongé dans la pénombre, seul le doux halo de la lumière diffusée par la petite lampe de la hotte placée au-dessus de la cuisinière éclairait mes gestes, conférant à cet instant une forme de dernière retraite avant de monter au front, avant l’école.

Déjà à cette époque je m’intéressais beaucoup à l’actualité et ce jour-là, comme chaque matin en avalant mes tartines, j’écoutais les infos à la radio.

Je me souviens encore parfaitement du choc ressenti et de mes gestes suspendus lorsque la voix du journaliste a prononcé ces mots : « John Lennon a été assassiné hier, vers 23 heures».


Grand bond en arrière.
Quand les Beatles se sont séparés j’avais 6 ans.
Ces 4 types sont un peu plus jeunes que mes parents, ce n’est pas ma génération, je n’ai pas vécu l’aventure des jeunes de cette époque.
La seule évocation dont je me souviens quand j’étais enfant c’est quand mon instituteur de 3e année primaire qui, trouvant que j’avais (déjà) les cheveux trop longs, m’a dit : « tu as une tête de Beatles »… je ne comprenais pas à quoi il faisait allusion, c’est ma mère qui m’a expliqué l’origine de cette expression.

C’est à l’entrée des secondaires, vers l’âge de 13 ans, quand un ami de l’époque m’a raconté la passion dévorante de sa sœur, de quelques mois mon aînée, pour ce groupe.
J’ai voulu en savoir plus, j’ai écouté, j’ai lu, … et je suis tombé dedans, grave, comme on entre en religion, j’ai fait ma beatlemania pendant de longs mois.

Si depuis – et heureusement – je suis passé à autre chose, à d’autres univers musicaux très éclectiques et sans exclusive, je reste pourtant aujourd’hui un fervent adepte de la secte Beatles, de leur musique.
Il m’a fallu d’ailleurs plusieurs années et de longues écoutes attentives pour comprendre et percevoir toute la richesse, les subtilités, les multiples inventions et trouvailles contenues dans les albums «Revolver», «Sgt. Pepper’s Lonely Hearts Club Band», «The white album», «Abbey Road» et «Let it be», mes albums préférés, cultes, sans oublier les quelques perles contenues dans «Rubber soul».

Souvent je me suis interrogé sur les raisons de cette fidélité, de cet attachement indéfectible et pourquoi, aujourd’hui encore, lorsque je réécoute certains titres, certains albums déjà écoutés cent fois, j’éprouve toujours autant de bonheur, d’émotions avec un touche de sacré.
Suis-je malade docteur ?

Quand je me creuse, quatre mots me viennent à l’esprit : destin, alchimie, harmonie et créativité.

Destin…
Quand le destin, comme une main invisible, réunit des êtres qui s’unissent pour former un projet qui marque leur époque, leur siècle.
Cette force qui nous dépasse, issue du hasard ou de je ne sais quoi a quelque chose de bouleversant, de presque magique.

Alchimie…
Quand ces mêmes personnes, une fois réunies, forment une nouvelle entité, un nouvel être qui n’existe que par celles qui la composent et qui ne vit uniquement que lorsqu’elles sont réunies.
Cette forme de communion qui produit et libère des énergies créatives qui enfantent un univers unique, qui leur est propre.

Harmonie…
Sur certains titres, il faut écouter, ou réécouter, comme on étudie un phénomène, sans à priori, les voix de Lennon et McCartney réunies (sans oublier Harrison), c’est l’harmonie parfaite, un « à l’unisson » très rare dans l’histoire de la musique.
Des voix qui renforcent l’alchimie… l’alchimie, encore elle.

Créativité…
En 1966, alors à peine âgés de 23 à 26 ans …, lassés des concerts et de l’hystérie de leurs fans, préférant désormais se consacrer uniquement à la création en studio, comme des chercheurs en laboratoire, ces alchimistes mettront toute leur énergie, leur créativité musicale et « technologique » pour accoucher de quelques albums qui les consacreront définitivement comme les rois incontestés de la musique pop.
Sans oublier certaines pochettes de leurs disques devenues mythiques, patrimoine de l’humanité (peut-être que j’exagère, quoi que…).

Vous faites peut-être partie de celles et ceux qui n’aimez pas ce groupe, qui ressentez de la détestation ou encore une totale indifférence, … tous les goûts sont dans la nature mais force est de constater leur apport majeur à la musique dite populaire, que leur créativité (en se remettant aussi dans le contexte technologique de l’époque) a influencé, et influence encore aujourd’hui, de nombreux musiciens, de nombreux groupes : Kurt Cobain qui écoutait en boucle « The white album », il faut lire les propos de Lemmy de Motörhead quand il évoquait les Beatles, Dave Grohl, les frères Gallagher, Eddie Veder,… et puis toutes ces covers, dont d’ailleurs plusieurs titres signés Lennon.

Enfin, alors que d’habitude je regarde très rarement dans le rétroviseur, que je n’ai fondamentalement pas un tempérament nostalgique (ce qui pourrait me détruire),  quand je pense aux Beatles il y a toujours cette sensation, ce sentiment anachronique de la nostalgie d’une époque que je n’ai pas connu, les Golden Sixties.

Retour à 1980.
Comme des millions d’autres personnes dans le monde, comme ces milliers de fans que nous verrons dans les reportages de l’époque, toutes conditions et générations confondues, je suis ravagé par cette nouvelle.

Je me souviens de la noirceur de cette journée, du voyage en bus dans cette nuit qui ne finit pas, de mon blues indescriptible et puis surtout de ce qui fut peut-être ma première confrontation brutale avec l’absurdité de la vie, de cette absence totale de sens que revêtait ce geste criminel.

Dans le petit crachin hivernal de ce matin de décembre, descendre du bus aux Guillemins, remonter comme une punition l’horrible rue du Plan Incliné, monter la rue de Joie, la rue Jacob Makoy puis un morceau de la rue des Wallons, tout ce qui constituait un peu alors mon Golgotha quotidien, franchir le grand porche sombre d’un autre âge, d’un autre siècle, se réfugier dans l’immense réfectoire pour échapper au froid humide, s’asseoir sur une horrible chaise de collectivité et dans la pauvre lumière blafarde des grands néons, dont certains n’en finissaient pas d’agoniser dans des clignotements stroboscopiques, voir les gueules des copains qui, eux aussi, étaient abasourdis par cette nouvelle.
Lennon est mort !
Assassiné !
La nuit nous semblait plus noire, plus longue que d’habitude, interminable.

Lennon, un destin hors norme, une enfance tragique, fondateur des Beatles, des chansons et des mélodies intemporelles portées par une voix inimitable, des textes acides, engagés, tourmentés, à l’opposé de son alter ego et néanmoins rival McCartney, Lennon complexe, Lennon paradoxal, Lennon torturé, Lennon engagé, Lennon et son humour.

Le destin, encore lui, qui le place sur le chemin d’un jeune déséquilibré au parcours erratique, Mark Chapman, 25 ans, qui après avoir obtenu quelques heures plus tôt un autographe, l’abat de plusieurs balles dans le dos.

Deux destins à la chute tragique et absurde.

Destin encore quand peu de temps avant l’assassinat, un fan présent sur place a l’idée de photographier le moment où Lennon signe l’autographe de Chapman, immortalisant sans le savoir ce moment incroyable où la vie et la mort se toisent puis se passent le témoin dans un accord secret.

Quelques semaines plus tôt, après 5 ans de silence, Lennon sortait son album « Double fantasy ».
Si cet album n’est pas un grand cru, si la critique à juste titre n’avait pas été très favorable, n’était-ce pas d’abord l’œuvre d’un homme qui avait peut-être enfin trouvé la paix, une forme de sérénité et qui voulait écrire une nouvelle page de sa vie.
L’album ne débute-t-il pas d’ailleurs avec ce titre évocateur, « (Just Like) Starting Over ? »
Triste ironie.

Dans ce petit matin frileux, c’est l’espoir que nourrissaient tous les fans des Beatles qui d’un coup s’éteint.
Par l’acte de folie de Chapman, c’est la mort définitive des Beatles, « dream is over ».

On ne refait pas l’Histoire mais à l’instar de bien d’autres groupes, si le destin de Lennon ne s’était pas confondu avec celui de Chapman, les fab four ne se seraient-ils pas reformés le temps de quelques concerts, peut-être auraient-ils même pu allumer à nouveau le feu sacré de leur alchimie pour quelques nouvelles créations ?

Imagine…

Yves Alié – 08.12.2020, 40 ans de plus au compteur…

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