Un salaire de crevettes

Un salaire de crevettes / Chronique

A moins que vous ne soyez malheureusement allergiques aux crustacés, nous sommes nombreux et nombreuses à apprécier ce plat typiquement belge, où à chaque bouchée on croit entendre le vent de la mer du Nord, avec sa crapuleuse mayonnaise maison, un bon vin blanc bien frais, la tomate aux crevettes reste un grand classique, intemporel.

Je l’avoue humblement, jusqu’à ce 30 juin 2020 je ne m’étais jamais intéressé au sort des crevettes grises qui garnissent nos mythiques tomates.
Je dois aussi le confesser, mon approche du monde culinaire et de la gastronomie est proche du niveau 0.
Si j’adore regarder des émissions culinaires, écouter des reportages et des interviews consacrés à de grands chefs, à tout cet univers extraordinaire que j’admire sincèrement, dans la pratique, mes compétences se résument à une cuisine très, très basique…

Il aura fallu ce reportage de la RTBF au titre énigmatique «  Pénurie de crevettes décortiquées dans les supermarchés belges en raison du confinement au Maroc » pour que je prenne conscience d’une réalité dont j’ignorais tout.

Face à une information qui vient à vous, il y a deux attitudes possibles :
Soit elle passe sans troubler vos petites affaires et la vie (votre vie) continue, soit cela entraîne une forme de prise de conscience qui provoque une réflexion en cascade qui vous oblige à démonter tout, à décortiquer – si j’ose dire – ce que l’information vous dit mais, surtout, ce qu’elle ne dit pas.
C’est là que cela devient vraiment intéressant, comme un appel à aller voir plus loin, tenter d’éclairer d’autres faces et ainsi mettre en lumière des zones restées, volontairement ou pas, dans l’ombre.

Parfaitement ignorant en la matière, c’est ainsi que j’apprends – c’est un peu bête, je le reconnais, mais en même temps je suis sincèrement content de l’apprendre –  que le chemin de la crevette grise, de la mer du Nord à notre fameuse tomate, passe par une opération incontournable de décorticage.

Voilà le cœur du problème de cette pénurie : le décorticage !
C’est ici qu’il nous faut emprunter un autre chemin, plus sombre, plus étroit, celui qui n’est pas évoqué dans ce reportage inachevé, qui manque à son devoir, celui de provoquer une réflexion globale sur nos comportements.
Est-ce une question de moyens, d’intérêt(s), de motivation, qui nous prive d’approfondir la réflexion, d’aller un peu plus loin et peut-être de tenter une remise en question de notre monde ?

Retour à notre crevette à décortiquer… pour le consommateur (Horeca, particulier), cela fait longtemps qu’il ne veut plus se pourrir la vie à décortiquer des crevettes.
Il y a des choses plus sérieuses ou plus amusantes à faire, ça prend la tête, c’est pas rentable.
Décortiquer des crevettes, c’est un travail de « petites mains », cela doit être fait par des professionnels, dans des usines, c’est un vrai boulot.
Et puis de toutes façons nous n’avons plus le temps, il me semble d’ailleurs que le temps nous manque pour beaucoup de choses mais ça, c’est un autre débat…

Et donc, si nous voulons nous offrir de temps en temps une « tomate crevettes » sans perdre notre temps dans l’opération de décorticage, tout en conservant la possibilité d’acquérir ces crevettes décortiquées à un prix accessible, dans nos contrées, ce n’est plus possible, notre main d’œuvre coûte trop cher.
« Trop cher »… c’est toujours ce que l’on dit, ce que l’on répète, ce que l’on entend, comme un mantra, la main d’œuvre coûte toujours trop cher, quoi que l’on fasse. C’est comme une culpabilité collective qui pèse sur nos esprits, sur nos vies, une chape de plomb.

Heureusement, tout s’automatise, tout se numérise, bientôt nous pourrons nous passer de la main d’œuvre.
Tout sera bon marché, accessible, délivrés du travail, portés par un revenu que certains voudraient universel, nous pourrons enfin jouir de tout pour presque rien.
Réjouissons-nous !

Revenons à nos crevettes décortiquées et au moment précis dans ce reportage où je découvre effaré ce long voyage aller-retour Belgique – Maroc – Belgique.
Plus de 5 000 km en camionnette.
Traitées par des « petites mains » marocaines.
Des femmes, majoritairement.
Pourquoi là-bas ?
Pourquoi parcourir tant de kilomètres ?
Pourquoi cette débauche de carburant alors que tout nous invite à plus de sobriété, à une vision plus écologique (hou le laid mot) ?
Dans quelles conditions sanitaires ?

Il n’est pas utile de faire HEC pour comprendre les motivations de cet absurde périple.
Au Maroc le coût de la main d’œuvre ne pèse rien.
Là-bas, en moyenne, le salaire est de 370.01 €… par mois.
Là-bas, ce n’est pas comme ici, on ne s’encombre pas trop de considérations sur les conditions de travail.

Et pour certains qui estiment que cela coûte encore trop cher, il existe des machines décortiqueuses, peu, mais elles existent.
Plus rapides, plus productives avec, évidemment, une main d’œuvre réduite au strict minimum.
Tout bénéfice pour les affaires dont les motivations sont rarement accompagnées de préoccupations sociales, sociétales, écologiques, ou si peu. Business is business.

Que faut-il faire ? Cruel dilemme.
D’un côté, rapatrier ces opérations c’est supprimer ces milliers de kilomètres inutiles et c’est bon aussi pour l’environnement, mais de l’autre côté, c’est supprimer des milliers d’emplois dans un pays qui connaît déjà une grande précarité.

Continuons notre chemin, creusons encore un peu… la précarité, la pauvreté, des conditions de vie indécentes, l’absence de perspectives…
Comment dès lors ne pas rêver à d’autres horizons, à d’autres lieux de vie.
Partir, quitter sa terre natale pour d’autres contrées, tout abandonner quand on a rien à perdre, risquer sa vie, rêver d’eldorado.

Mais nous, nous ne voulons pas de ça.
Nous, ce que nous voulons c’est que vous continuiez à décortiquer nos crevettes grises, chez vous, pour un salaire de misère, pour que nous, nous puissions toujours nous épargner cette tâche horriblement contraignante parce que nous, nous n’avons pas le temps, nous avons autre chose à faire.

Alors nous agitons nos drapeaux, la main sur le cœur nous chantons nos horribles hymnes, nous crions « dehors », « chacun chez soi », « ma patrie », « ma nation », « nos traditions », « nos valeurs ».

Voilà ce que nous produisons, ce que nous acceptons, ce que nous perpétuons.
Voilà notre monde complexe.
Tout se tient, un vaste écosystème où chaque interaction entraîne une réaction en chaîne où se télescopent tant d’intérêts, tant de vies et comme tout devrait nous parler, tout devrait nous interpeller, il suffit d’une petite crevette grise pour réveiller (peut-être) nos consciences endormies.

La prochaine fois que vous mangerez une délicieuse tomate crevettes, avec son joli petit chapeau rouge, sa crapuleuse mayonnaise maison et son indispensable verre de vin blanc, vos crevettes, décortiquées ou à décortiquer ?

Bon appétit !

Yves Alié / 08.07.20
Photo Unsplash / Vinit Vispute

Sources inspirantes :
https://www.rtbf.be/info/societe/onpdp/detail_penurie-de-crevettes-decortiquees-dans-les-supermarches-belges-en-raison-du-confinement-au-maroc?id=10530150

https://www.horval.be/fr/international/general/des-crevettes-fraichement-decortiquees-font-le-tour-du-monde

https://www.combien-coute.net/salaire-moyen/maroc/

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